La gestion ouvrière
I
Selon la théorie socialiste, le développement du capitalisme
provoque la polarisation de la société en une petite minorité de détenteurs du
capital et une grande majorité de salariés, et, par suite, la disparition
graduelle des classes moyennes – artisans indépendants, petits paysans et
boutiquiers, tous propriétaires. Dans le cadre de la société industrielle
moderne, cette concentration croissante de la propriété des moyens de production
et de la richesse sociale se présente comme une sorte de réincarnation du
système féodal. Du fait qu’ils possèdent et gèrent les ressources productives
et, par ce biais, ont la direction des affaires, un petit nombre d’hommes
disposent souverainement du sort de la société. Certes, les décisions qu’ils
prennent sont, à leur tour, dictées par le pouvoir impersonnel du marché et par
les exigences impérieuses de l’accumulation du capital, mais il n’en reste pas
moins que le privilège de faire face à ces réactions irrépressibles de
l’économie leur appartient à eux et à eux seuls.
Sur la base des rapports capital-travail, qui caractérisent
l’ordre établi, les producteurs sont privés de toute autorité directe sur la
production et les produits de leur travail. Sans doute, les luttes qu’ils mènent
en vue d’améliorer leur situation, en modifiant le rapport salaires-profit et,
par là, le cours et le rythme de l’expansion du capital, peuvent permettre
d’exercer à certains moments un pouvoir indirect. Mais, en règle générale, c’est
le capitaliste qui détermine les conditions de production et les travailleurs
doivent s’incliner pour assurer leur subsistance, puisqu’ils n’ont pas d’autre
moyen d’existence que la vente de leur force de travail. L’ouvrier certes est
« libre » de ne pas consentir à sa propre exploitation, mais voilà qui signifie
en vérité être libre de mourir de faim, un point c’est tout. Et cela on le
savait déjà bien avant la naissance du mouvement socialiste. Dès 1767, Simon
Linguet ne constatait-il pas que le travail salarié n’était qu’une forme
d’esclavage, et même pis encore? « C’est l’impossibilité de vivre autrement,
écrivait-il, qui force nos journaliers à remuer la terre dont ils ne mangeront
pas les fruits, et nos maçons à élever des édifices où ils ne logeront pas.
C’est la misère qui les traîne sur ces marchés, où ils attendent des maîtres qui
veulent bien leur faire la grâce de les acheter. C’est elle qui les réduit à se
mettre aux genoux du riche pour obtenir de lui la permission de l’enrichir »[1].
Parlant du « manouvrier », Linguet s’exclamait: « Quel est le gain effectif
qui lui a procuré la suppression de l’esclavage? (…) Il est libre dites-vous!
Eh! Voilà son malheur! L’esclave était précieux à son maître en raison de
l’argent qu’il lui avait coûté. Mais le manouvrier ne coûte rien au riche
voluptueux qui l’occupe »[2]. Et de conclure, toujours à propos des
manouvriers: « Ceux-ci, dit-on, n’ont point de maître. Mais c’est encore un pur
abus de mots. Qu’est-ce à dire? Ils n’ont point de maître: ils en ont un et le
plus impérieux des maîtres: c’est le besoin. Celui-là les asservit à la plus
cruelle dépendance »[3].
Deux siècles après que ces lignes furent écrites, rien
d’essentiel n’a changé. Si les travailleurs des pays avancés sont forcés de
subir les lois du capital et de faire la volonté des capitalistes, ce n’est sans
doute plus par dénuement; mais, en raison de leur condition salariée, du fait
qu’ils ne disposent pas des moyens de production, ils continuent de former une
classe dirigée, incapable de forger elle-même son destin.
De tout temps, les socialistes se sont fixés comme but
l’abolition du salariat, donc la fin du capitalisme. Cette transformation
sociale, le mouvement ouvrier né au cours de la seconde moitié du siècle dernier
se donna la tâche de la réaliser au moyen de la socialisation des moyens de
production. Il s’agissait de remplacer un mode de production fondé sur la
recherche du profit par un autre, qui tendrait à satisfaire les besoins et les
aspirations des producteurs associés. A l’économie de marché succèderait ainsi
une économie planifiée. Dès lors, l’existence des hommes et le développement de
la société seraient régis non plus par l’expansion et la contradiction du
capital, élevé au rang de fétiche, mais par les décisions collectives que les
producteurs prendraient en toute connaissance de cause dans le cadre d’une
société sans classes.
Produit de la société bourgeoise, le mouvement ouvrier se trouve
immanquablement soumis aux vicissitudes du développement capitaliste. Ses traits
distinctifs varient par conséquent en fonction de la conjoncture et de ses
fluctuations. Lorsque dans une région et à une époque donnée cette conjoncture
ne se prête pas à l’apparition d’une conscience de classe, il voit son essor
stoppé, ou même disparaît complètement. En temps de prospérité, il tend à se
transformer et finit par passer des positions révolutionnaires au réformisme. En
temps de crise sociale, il risque d’être annihilé par la répression que les
classes dirigeantes lancent contre lui.
Les organisations ouvrières constituent des parties intégrantes
de la structure générale de la société; il leur est donc impossible d’être
anticapitalistes d’une manière systématique et intransigeante, sauf sur le plan
idéologique. Elle ne peuvent acquérir un poids réel au sein du système
capitaliste qu’en se montrant opportunistes, c’est-à-dire en mettant à profit
certains processus sociaux pour réaliser leurs objectifs propres mais jusqu’à
présent limités. La formation nécessairement lente d’organisations puissantes,
qui rassembleraient les éléments révolutionnaires en vue d’intervenir au moment
propice, paraît exclue. Seules en effet des organisations qui ne cherchent
nullement à transformer les rapports fondamentaux ont la possibilité de croître
et de prospérer. Si jamais elles se sont appuyées au départ sur une idéologie
révolutionnaire, leur développement provoque entre cette idéologie et la
fonction qu’elles remplissent effectivement un écart toujours accru. Opposés au
statu quo mais aussi organisées dans le cadre de ce dernier, ces formations
sont en fin de compte vouées à se laisser intégrer au système capitaliste à
proportion même de leur succès.
A la fin du siècle, les organisations traditionnelles – partis et
syndicats ouvriers – avaient cessé d’être révolutionnaires. Seul un petit
courant de gauche restait en leur sein attaché à des positions radicales. Lénine
et Rosa Luxemburg se lancèrent dans un combat doctrinal contre l’évolutionnisme
réformiste et opportuniste, désormais inhérent aux organisations en place, et
pour un retour à la pratique révolutionnaire. Tandis que le premier prétendait y
arriver grâce à un parti de type nouveau, étroitement soumis à un Comité
central, la seconde mettait l’accent sur l’autodétermination du prolétariat,
tant en général qu’à l’intérieur des organisations socialistes, et lui assignait
pour condition première l’élimination de la bureaucratie et l’intervention
directe de la base.
Les partis en place ayant fait du marxisme leur idéologie,
certaines des tendances qui se dressaient contre leur politique prirent
également position contre les versions réformistes et révisionnistes des
théories de Marx. Georges Sorel[4] et les syndicalistes révolutionnaires, pour
leur part, se disaient convaincus non seulement que le prolétariat était capable
de s’émanciper sans le concours de l’intelligentsia, mais aussi qu’il devait se
débarrasser des éléments petits-bourgeois qui d’habitude dirigeaient les
organisations politiques ouvrières. Les syndicalistes révolutionnaires
s’opposaient au parlementarisme et, selon Georges Sorel, l’entrée des
socialistes au gouvernement ne changerait rien à la condition des travailleurs.
Ceux-ci ne pourraient conquérir leur liberté qu’en agissant par et pour
eux-mêmes. L’industrie capitaliste, soutenait Sorel, avait déjà organisé le
prolétariat dans son ensemble; tout ce qu’il lui restait à faire, c’était
d’abolir l’État et la propriété privée. Et, pour cela, il lui fallait posséder
la certitude en quelque sorte intuitive que la révolution et le socialisme
seraient le terme inévitable des luttes, beaucoup plus qu’une connaissance
prétendument scientifique des lois inéluctables du mouvement social. Dans cette
optique, la grève apparaissait comme le grand moyen d’apprendre. Et les grèves
augmentant en nombre, en ampleur et en durée, la possibilité s’ouvrait dès lors
d’une grève générale, c’est-à-dire d’une révolution sociale imminente.
A bien des égards, le syndicalisme révolutionnaire français, et
les tendances qui en procédaient comme le socialisme de guild en
Angleterre et les Industrial Workers of the World aux États-Unis,
constituaient des réactions à la bureaucratisation toujours accentuée du
mouvement socialiste ainsi qu’à sa politique de collaboration de classes. Les
syndicats, eux aussi, se voyaient attaqués en raison de leur structure
centraliste et de la priorité qu’ils accordaient aux revendications corporatives
au détriment des intérêts de classe du prolétariat. Mais toutes les
organisations — réformistes ou révolutionnaires, centralistes ou fédéralistes —
tendaient à considérer leur développement régulier et leurs activités au joui le
jour comme le facteur essentiel de la transformation sociale, Quant à la
social-démocratie, elle voyait la réalisation progressive du socialisme dans la
croissance des effectifs et de l’appareil du parti, dans ses progrès électoraux
et dans sa participation accrue à la vie publique. De leur côté, les I. W. W.
professaient que l’essor de leur organisation et son passage au stade du «grand
syndical unique» (One Big Union) signifiaient ipso facto «la
formation la société nouvelle dans le sein de l’ancienne »[5].
Toutefois, lors de la première révolution du XX° siècle, ce fut
la masse inorganisée des travailleurs qui détermina le caractère du mouvement et
engendra sa forme d’organisation propre : les conseils ouvriers. Les conseils
russes, ou soviets, de la révolution de 1905 surgirent dans le cadre d’une vague
de grèves spontanées, alors que la nécessité s’imposait de constituer des
comités chargés de coordonner l’action et de représenter les grévistes auprès du
patronat et des autorités tsaristes. Il s’agissait de grèves spontanées en ce
sens que, loin d’avoir éclatées sur l’ordre de formations politiques ou de
syndicats, elles furent déclenchées par les ouvriers inorganisés qui n’avaient
d’autre base d’organisation possible que leur lieu de travail. En ce temps-là,
les partis politiques n’exerçaient en effet aucune influence digne de ce nom sur
la masse des travailleurs russes et les syndicats n’existaient encore qu’à
l’état embryonnaire.
Trotsky a laissé cette excellente définition du Soviet de 1905 :
« Le Conseil des Députés Ouvriers a été créé pour répondre à un besoin objectif,
suscité par les conjonctures d’alors : il fallait avoir une organisation
jouissant d’une autorité indiscutable, libre de toute tradition, qui grouperait
du premier coup les multitudes disséminées et dépourvues de liaison; cette
organisation devait être un confluent pour tous les courants révolutionnaires à
l’intérieur du prolétariat; elle devait être capable d’initiative et se
contrôler elle-même d’une manière automatique; — l’essentiel enfin, c’était de
pouvoir la faire sortir de terre dans les vingt-quatre heures »[6]. Et Trotsky
établissait plus loin cette distinction : tandis que les partis révolutionnaires
sont « des formations à l’intérieur du prolétariat », le « Soviet devient
immédiatement l’organisation même du prolétariat »[7].
Assurément, la révolution de 1905 fut dans son essence une
révolution bourgeoise; elle eut l’appui des classes moyennes libérales qui
cherchaient à renverser l’absolutisme tsariste et comptaient sur une Assemblée
constituante pour faire évoluer la Russie en direction de leur idéal: les
conditions prédominant dans les pays plus développés. Dans la mesure où les
ouvriers en grève se souciaient de politique, ils adoptaient en très grande
partie le programme de la bourgeoisie libérale. Tel était également le cas de
toutes les organisations socialistes qui admettaient la nécessité d’une
révolution bourgeoise comme préalable obligé à la formation d’un mouvement
ouvrier vigoureux et à une révolution prolétarienne qui se produirait plus tard,
quand la situation serait mûre.
L’écrasement de la révolution russe provoqua du même coup la
liquidation du système des soviets, mais celui-ci devait reparaître, plus
puissant que jamais, lors de la révolution de 1917. Des organismes analogues aux
soviets russes et s’inspirant de leur exemple, surgirent « spontanément » au
moment de la révolution allemande de 1918 et aussi — mais avec une bien moindre
ampleur — pendant les grandes convulsions sociales qui secouèrent alors
l’Angleterre, la France, l’Italie et la Hongrie. On vit ainsi apparaître une
forme d’organisation capable de diriger et de coordonner l’action autonome des
masses, se donnant soit des objectifs restreints, soit des buts
révolutionnaires. En fonction de ces options, les nouveaux organismes agissaient
en dehors, aux côtés ou encore contre les formations traditionnelles. Ce qu’il
faut retenir, c’est que le système des conseils démontra que les activités
spontanées des masses ne sont pas vouées nécessairement à sombrer dans
l’incohérence, mais peuvent le cas échéant aboutir à un type d’organisation
structurée et rien moins que provisoire.
La révolution russe de 1905 communiqua une vigueur nouvelle aux
oppositions de gauche qui se manifestaient au sein des partis socialistes
d’Occident, lesquelles devaient cependant mettre l’accent bien plus sur le
caractère spontané des grèves de masse que sur la forme d’organisation qu’elles
avaient revêtues. L’attraction qu’exerçait le réformisme subit un coup d’arrêt,
la révolution apparaissant derechef comme une possibilité réelle. En ce qui
concerne l’Occident, la Gauche soutenait que la révolution désormais à l’ordre
du jour serait purement prolétarienne, et non plus démocratique bourgeoise. Même
dans cette optique toutefois, on n’alla pas jusqu’à conclure de l’expérience
russe et de ses enseignements positifs à la nécessité de renoncer aux méthodes
parlementaires, chères aux partis réformistes rassemblés dans la Deuxième
Internationale.
II
La perspective d’une renaissance de la pratique révolutions en
Occident ne devait pas tarder cependant de se révéler Les « révisionnistes »
n’étaient pas seuls à professer, selon la formule de leur chef de file Édouard
Bernstein, que « le mouve est tout, le but n’est rien»; les marxistes soi-disant
orthodoxe eux aussi jugeaient que la révolution sociale n’était ni souhaitable
ni nécessaire. S’ils disaient rester fidèles au vieil idéal – l’abolition du
salariat —, ils entendaient le réaliser petit à petit en mettant à profit les
moyens légaux que les institutions démocratiques leur offraient. A la fin des
fins, quand la masse des électeurs se serait prononcée en faveur d’un
gouvernement socialiste, il suffirait de quelques décrets pris en haut pour
instaurer la société nouvelle. En attendant, l’action syndicale et la
législation sociale permettraient aux ouvriers de voir leur condition
s’améliorer et de recevoir des fruits du progrès la part qui leur revenait.
Les souffrances et les misères inhérentes au capitalisme du
laissez-faire ne provoquèrent pas seulement la création d’un mouvement
socialiste, elles poussèrent aussi les travailleurs à tenter d’amender leur sort
par des moyens apolitiques. Au nombre de ces derniers figuraient, outre les
diverses formations syndicales, ces coopératives ouvrières par le biais
desquelles on espérait — mais en vain — échapper tant à la condition salariée
qu’au principe de la concurrence généralisée qui régit la société bourgeoise. Ce
mouvement tira son origine de petites collectivités communistes, qui virent le
jour en France, en Angleterre et en Amérique, et qui puisaient leur inspiration
dans les idées des socialistes utopistes, Owen et Fourier notamment.
Les coopératives de production étaient des associations fondées
sur le principe de l’adhésion volontaire et de la gestion autonome. Certaines
d’entre elles se constituèrent en dehors du mouvement ouvrier, d’autres en
liaison avec lui. Après avoir mis leurs ressources en commun, leurs membres
seraient à même — pensait-on — de s’installer à leur compte et de produire sans
intervention des capitalistes. Mais c’était là faire abstraction des conditions
générales et des tendances évolutives de la société capitaliste, lesquelles
devaient d’emblée les réduire à un rôle purement marginal. En effet, le
développement capitaliste a pour base la concentration et la centralisation du
capital sous le fouet de la concurrence : les capitaux les plus importants
dévorent les plus restreints. Les sociétés coopératives ne purent donc se
constituer que dans de petites industries ne nécessitant que de faibles apports
en capital. Et, l’emprise du capitalisme s’accentuant sans cesse dans toutes les
branches d’industrie, ces coopératives perdirent bientôt toute capacité de faire
face à la concurrence et disparurent du circuit de la production.
Les coopératives de consommation eurent plus de succès et
quelques-unes d’entre elles absorbèrent même des coopératives de production en
vue de s’y approvisionner. Mais on ne saurait guère les considérer comme des
essais de gestion ouvrière, quand bien même leur création eût été le
couronnement d’aspirations de la classe laborieuse. Au mieux, elles peuvent
permettre d’influer un tant soit peu sur la manière de disposer des salaires —
car les travailleurs risquent toujours d’être volés deux fois : sur le lieu do
production et sur le marché. Les coûts de circulation des marchandises
représentent des faux-frais inévitables de la production et sont à l’origine de
la division des capitalistes en marchands et en entrepreneurs. Les uns et les
autres cherchant à réaliser un maximum de profit dans leur sphère propre, il y a
opposition d’intérêt entre les deux groupes. Les entrepreneurs ne voient donc,
quant à eux, aucun inconvénient à l’existence de coopératives de consommateurs.
D’ordinaire, ils s’efforcent de leur côté de mettre fin à la séparation du
capital productif et du capital marchand en combinant les fonctions respectives
du premier et du second au sein de sociétés menant de front les opérations de
production et de vente.
Aisément absorbé par le système, le mouvement coopératif
constitua dans une large mesure un élément du développement capitaliste. Les
économistes bourgeois eux-mêmes y voyaient un facteur de conservation sociale,
étant donné qu’il encourageait la propension à épargner des catégories les plus
pauvres de la population, stimulait l’activité par la création d’établissements
de crédit mutuel, améliorait les rendements agricoles grâce à la production
coopérative et à l’organisation des ventes, et poussait la classe ouvrière
; s’intéresser à la sphère de consommation, au détriment de la sphère de
production. En leur qualité d’institutions fonctionnant selon des normes
capitalistes, les coopératives ouvrières connurent un vif essor et finirent par
devenir une forme d’entreprise comme les autres, reposant sur l’exploitation de
la main-d’œuvre et se posant face aux travailleurs quand ceux-ci se mettaient en
grève en vue d’obtenir des améliorations de salaires et des conditions de
travail. Contrairement au scepticisme, voire même à l’opposition catégorique,
dont il avait fait preuve tout d’abord vis-à-vis des coopératives de
consommation, le mouvement ouvrier réformiste leur accorda par la suite un appui
résolu qui n’était qu’une manifestation supplémentaire de son caractère toujours
plus « capitaliste ». En Russie cependant, le réseau très répandu de ces
coopératives devait fournir aux bolcheviks un système de distribution tout fait
qu’ils ne tardèrent pas à convertir en une administration étatique.
D’une certaine façon, la division du mouvement « collectiviste »
en coopératives de consommation et en coopératives de production reflétait
l’antagonisme du syndicalisme révolutionnaire et des partis socialistes. Les
premières réunissaient des membres de toutes les classes sociales et visaient
tous les genres de clientèle. Elles n’hésitaient pas à se prononcer pour une
centralisation à l’échelon national, et même international. En revanche, les
secondes avaient un marché aussi restreint que leur production et ne pouvaient
fusionner, pour constituer des unités plus importantes, sans perdre cette
possibilité de se gérer elles-mêmes qui était leur raison d’être.
Syndicalistes révolutionnaires et socialistes différaient avant
tout par l’idée qu’ils se formaient respectivement du contrôle exercé par les
ouvriers sur la production et sur le produit de leur travail. Dans la mesure où
les socialistes se souciaient encore de ce problème, ils le résolvaient à leur
manière en mettant en avant le concept de nationalisation, selon lequel l’État,
promu gérant des ressources productives, serait chargé d’organiser la vie
économique dans son ensemble, sur le plan de la production comme sur celui de la
distribution. C’est seulement à un stade de développement plus avancé que ce
système céderait la place au dépérissement de l’État et à l’association libre
des producteurs socialisés.
Les syndicalistes révolutionnaires, quant à eux, craignaient que
l’État, ayant ainsi la haute main sur le cours des choses, ne fasse que se
perpétuer et ne mette obstacle à la libre disposition des travailleurs. Voilà
pourquoi ils envisageaient une société dans laquelle chaque branche d’industrie
serait gérée par ceux qui y travaillaient. Toutes ces associations de production
s’uniraient pour former des fédérations nationales dont les instances, loin
d’être dotées de prérogatives gouvernementales, rempliraient uniquement des
fonctions statistiques et administratives; sur cette base, un système de
production et de distribution authentiquement collectiviste pourrait enfin
prendre son essor. Le syndicalisme révolutionnaire acquit la prépondérance en
Espagne, en Italie et en France; il était également à l’œuvre dans tous les pays
capitalistes, où il revêtait parfois une forme modifiée, comme nous l’avons déjà
noté à propos des I. W. W. et du Guild Socialism. Il se séparait du
socialisme parlementariste et du syndicalisme traditionnel en ce qui concernait
non seulement le but final, mais aussi la lutte de classe quotidienne, du fait
qu’il mettait l’accent sur l’action directe et sur une activité résolument
militante.
Bien que la question du but final n’eût pas un intérêt immédiat,
elle n’en retentissait pas moins sur le comportement des parties en cause. La
bureaucratisation rapide des partis socialistes et des syndicats, centralisés
les uns et les autres, devait priver toujours davantage les ouvriers de leur
capacité d’initiative propre et les assujettir à des dirigeants qui
bénéficiaient de conditions de vie et de travail toutes différentes. En même
temps que les syndicats rompaient leurs liens d’autrefois avec le mouvement
socialiste, ils dégénéraient en business unionism, en « syndicalisme de
marchandage », ayant désormais pour seule fin la négociation de conventions
collectives et, si possible, la création d’un monopole de l’embauche. Quant au
syndicalisme révolutionnaire, s’il se bureaucratisa infiniment moins, ce fut non
seulement parce qu’il était plus faible numériquement des deux courants qui
constituaient I mouvement ouvrier, mais aussi parce que le principe de l’auto
gestion ouvrière n’était pas sans influer également sur ses méthodes de lutte
quotidienne.
Étantdonné qu’en système capitaliste les travailleurs sont par
définition privés de tout pouvoir effectif au sein de la société parler de
gestion ouvrière dans un tel cadre ne peut signifia qu’une chose, à savoir : que
les organisations ouvrières soient dirigées par les travailleurs eux-mêmes. Or
il s’ensuit de l’intégration au système de ces organisations, devenues la «
propriété » d’une bureaucratie et le grand moyen de son existence et de sa
reproduction, que la seule forme concevable de gestion ouvrière directe
disparaît. Certes, cela n’empêche pas que les ouvriers continuent de se battre
pour les augmentations de salaires, la réduction de In durée du travail et
l’amélioration des conditions de travail, mai. ces luttes ne changent rien au
fait qu’ils n’ont pas la moindre possibilité de diriger eux-mêmes leurs
organisations. Il est donc abusif de présenter ces luttes comme une forme de
gestion ouvrière, attendu qu’elles tendent non pas à l’autodétermination de la
classe laborieuse, mais à l’aménagement de sa condition dans le cadre du
capitalisme. Et cet aménagement a pour préalable obligé une élévation de la
productivité du travail, laquelle doit être plus rapide que le rythme
d’augmentation des niveaux de vie ouvriers.
Les capitalistes continuent d’exercer une autorité sans partage
tant sur les conditions de travail que sur la partie de la production
génératrice de plus-value. Une diminution de la journée de travail, quand les
ouvriers réussissent à l’obtenir, ne réduit nullement II quantité de surtravail
accaparée par les capitalistes. Ceux-d disposent en effet de deux méthodes pour
extraire du surtravail: soit allonger la durée du travail, soit raccourcir,
grâce à des innovations en matière de technique ou d’organisation du travail, le
temps de travail exigé pour produire l’équivalent de la masse salariale.
Comme il faut que le capital donne un taux de profit déterminé, les capitalistes
arrêteront la production dès que ce taux menacera de baisser. Étroitement soumis
à la nécessité d’accumuler du capital, ils se voient du même coup contraints de
faire en sorte que leurs ouvriers produisent la somme de surtravail
indispensable pour alimenter le processus de l’accumulation. Le capitaliste
tâche d’obtenir le maximum de profit mais risque d’en obtenir le minimum pour
diverses raisons, dont l’une peut être la résistance des travailleurs à
l’exploitation que suscite la recherche d’un profit maximal. Mais, tant qu’elle
se situe sur le terrain du capitalisme, la résistance ouvrière ne peut espérer
de meilleur résultat que celui-là.
III
Si les ouvriers finirent par perdre toute autorité au sein de
leurs organisations, la cause en fut, il va de soi, leur acquiescement au
système capitaliste. Organisés ou non, les travailleurs prirent leur parti de
l’économie de marché, qui s’était révélée capable d’améliorer leur condition et
promettait de l’améliorer encore au fur et à mesure de ses progrès. Dans une
situation non révolu-tonnaire de ce genre, les partis socialistes réformistes et
les syndicats à structure centralisée constituaient le type même de
l’organi¬sation efficace. Et, de son côté, la bourgeoisie lucide voyait dans le
business unionism le moyen idéal de faire régner la paix sociale grâce à la
conclusion de conventions collectives. Cessant de faire face directement aux
ouvriers, les capitalistes avaient désormais affaire à leurs représentants, dont
l’existence était liée à celle des rapports capital-travail, c’est-à-dire à la
perpétuation de l’ordre capitaliste. Les travailleurs, en approuvant leurs
organisations, montraient par là qu’ils ne se souciaient plus de transformer la
société. Du même coup, l’idéologie socialiste ne traduisait plus les aspirations
réelles des masses laborieuses. Cet état de choses fut mis en lumière, d’une
façon dramatique, par l’accès de chauvinisme dont la classe ouvrière de tous les
pays capitalistes fut saisie lors du déclenchement de la première guerre
mondiale.
A la base des conceptions que professait le courant de gauche du
mouvement ouvrier, il y avait ce que ses adversaires réformistes se plaisaient à
qualifier de « politique de la catastrophe ». Les révolutionnaires s’attendaient
non seulement à une dégradation du niveau de vie ouvrier, mais aussi à des
crises économiques si dévastatrices qu’elles ne manqueraient pas de provoquer
des convulsions sociales, lesquelles aboutiraient en fin de compte à la
révo-lution. A défaut de cette nécessité objective, la révolution — disaient-ils
– était parfaitement inconcevable. Et, de fait, les révolutions, qui suivirent
la première guerre mondiale, furent engendrées par la situation catastrophique
dans laquelle les puissances impérialistes les plus faibles se trouvaient
plongées. Pour la première fois dans l’histoire, elles devaient poser la
question de la gestion ouvrière et faire de la réalisation pratique du
socialisme une possibilité réelle.
La révolution russe de 1917 fut la conséquence de mouvement! de
révolte spontanés contre les conditions de vie toujours plus intolérables que la
guerre et la défaite imposaient à la population Une longue série de grèves et de
manifestations de rue entraîna un soulèvement général, qui bénéficia du soutien
de certaines unités de l’armée et provoqua l’effondrement du régime tsariste.
Toute fois, les membres du premier gouvernement provisoire étaient tous
originaires de la bourgeoisie dont une bonne partie avait appuyé la révolution.
Ni les partis socialistes ni les syndicats n’avaient eu l’initiative du
mouvement; ils y jouèrent néanmoins un rôle bien plus important que celui qui
leur était revenu douze ans plus tôt. En 1917 comme en 1905, les soviets ne
songèrent nullement tout d’abord à se substituer au gouvernement. Mais, à mesure
que le processus révolutionnaire gagnait du terrain, ils assumaient des
responsabilités de plus en plus grandes; en pratique, il y avait dualité de
pouvoir entre les soviets et le gouvernement La situation continuant de se
dégrader et le mouvement de se radicaliser, alors que les partis bourgeois et
socialistes ne savaient que tergiverser, les bolcheviks acquirent bientôt la
majorité dans les soviets-clés. Et ce fut le coup d’État d’octobre qui mit fin à
la phase démocratique bourgeoise de la révolution.
C’est parce qu’ils avaient fait leurs, inconditionnellement, les
buts des masses révoltées — c’est-à-dire la fin de la guerre et l’expropriation
de la propriété foncière, assortie de la distribution des terres aux paysans —,
que les bolcheviks purent exerce ainsi une emprise croissante sur le mouvement
révolutionnaire. Dès son retour en Russie, en avril 1917, Lénine fit clairement
comprendre qu’à ses yeux le pouvoir des soviets était appelé à rem placer le
régime démocratique bourgeois. Cependant, lorsqu’il invita ses partisans à
préparer le coup d’État, il parla de remettre le pouvoir non aux soviets mais
bel et bien aux bolcheviks. La majorité des députés des soviets étant ou des
bolcheviks ou des sympathisants, il allait de soi, pour lui, que le gouvernement
formé par les soviets serait aux mains de son parti. Et tel fut le cas, on le
sait, malgré la présence au gouvernement de quelques socialistes
révolutionnaires et mencheviks de gauche. Mais pour que les bolcheviks pussent
continuer de diriger le pays, il fallait qu’ouvriers, et paysans continuent de
les élire aux soviets. Or, c’était là chose des plus incertaines. Les bolcheviks
n’étaient-ils pas menacés d’un sort analogue à celui des mencheviks et des
socialistes-révolutionnaires qui, après avoir recueilli la majorité des
suffrages, s’étaient tout à coup retrouvés minoritaires ? Aussi le seul moyen de
conserver définitivement le pouvoir consistait à s’assurer le monopole du
gouvernement; les bolcheviks n’hésitèrent pas.
Cependant, de même que Lénine avait établi un rapport d’identité
entre pouvoir des Soviets et pouvoir du Parti, il ne vit, dans le monopole des
fonctions gouvernementales par ce dernier, rien d’autre que la mise en place
d’un régime soviétique. Somme toute, il n’y avait que cette seule alternative :
ou l’État parlementaire de style bourgeois et le capitalisme, ou un gouvernement
ouvrier et paysan capable d’empêcher tout retour au règne de la bourgeoisie. Se
considérant comme l’avant-garde du prolétariat et regardant ce dernier comme
l’avant-garde de la « révolution populaire », les bolcheviks voulaient réaliser
au profit des ouvriers et des paysans ce que ceux-ci risquaient de ne pouvoir
faire eux-mêmes. Manquant de discernement, les soviets ne se laisseraient-ils
pas séduire par les promesses de la bourgeoisie libérale et de ses alliés, les
social-réformistes, et dessaisir ainsi de leurs pouvoirs ? La révolution ne
garderait donc son caractère « socialiste » que si les soviets restaient aux
mains des bolcheviks et, pour cela, il fallait en finir avec tous les éléments
d’opposition au sein et en dehors des soviets. En peu de temps, le régime
soviétique se transforma en dictature de parti. Les soviets, ainsi vidés de
substance, ne furent maintenus que sur un plan formel pour camoufler la réalité.
Bien que le principal mot d’ordre des bolcheviks eût été « Tout
le pouvoir aux soviets ! », le nouveau gouvernement le réduisit aux dimensions
d’un simple « contrôle ouvrier »[8]. Il se mit à appliquer avec circonspection
son programme de socialisation lequel, loin de confier aux travailleurs des
pouvoirs de gestion effectifs, leur reconnaissait simplement un droit de regard
sur la conduite des entreprises industrielles, encore aux mains des capitalistes
à ce moment. Un premier décret institua « le contrôle ouvrier de la production,
de la conservation, de la vente et de l’achat de tous les produits et de toutes
les matières brutes ainsi que des finances de l’entreprise. Il est exercé par
tous les ouvriers par l’intermédiaire de leurs organismes élus, tels que les
soviets locaux de députés et les comités d’usine et de fabrique (…). Les
employés de bureau et les techniciens eux aussi doivent être représentés dans
ces comités (…). Les organes du contrôle ouvrier ont le droit de surveiller la
production (…). Le secret commercial est aboli. Les propriétaires devront
soumettre aux organes du contrôle ouvrier tous leurs livres et documents pour
l’année en cours et pour les années précédentes »[9].
Toutefois, production capitaliste et gestion ouvrière s’excluent
réciproquement. Aussi la politique d’expédient, par laquelle les bolcheviks
cherchaient à satisfaire dans une certaine mesure les aspirations des ouvriers,
qui voulaient prendre possession des usines comme les paysans l’avaient fait de
la terre, ne pouvait être que provisoire. Un an après la promulgation du décret
précité, Lénine s’exprimait en ces termes : « Nous n’avons pas décrété le
socialisme d’emblée dans toute notre industrie parce qu’il ne peut s’établir et
se consolider que le jour où la classe ouvrière aura appris à diriger (…). C’est
pourquoi nous avons institué le contrôle ouvrier sachant que c’était une mesure
contradictoire, imparfaite (…). Le plus important et le plus précieux à nos
yeux, c’est que les ouvriers eux-mêmes aient pris en main cette gestion, et que
le contrôle ouvrier qui devait rester chaotique, morcelé, artisanal, incomplet
dans les branches clés de l’industrie ait cédé la place à la gestion ouvrière à
l’échelle du pays tout entier »[10].
Mais le passage du « contrôle » à la « gestion » devait signifier
en fait la suppression de l’un et de l’autre. Sans doute, de même que les
soviets ne furent pas vidés de leur substance du jour au lendemain, l’influence
des ouvriers au sein des entreprises ne fut éliminée que petit à petit, par la
remise aux syndicats des pouvoirs gestionnaires des soviets, puis par la
transformation des syndicats en organes étatiques appelés à diriger les
travailleurs au lieu d’être dirigés par eux. L’effondrement économique, la
guerre civile, l’opposition des paysans à toute collectivisation de
l’agriculture, l’agitation sociale dans l’industrie, et le retour partiel à
l’économie de marché, aboutirent à la mise en œuvre de politiques
contradictoires — de la « militarisation du travail » à la revivification des
entreprises privées —, mais toutes conçues dans le seul dessein de maintenir à
n’importe quel prix les bolcheviks au pouvoir. Ainsi donc le gouvernement
dictatorial dut tenir tête non seulement aux capitalistes et à ses autres
ennemis politiques, mais aussi aux ouvriers. Étant donné l’impérieuse nécessité
de relever la production, et les discours ne suffisant certes pas à décider les
travailleurs à consentir d’eux-mêmes à une exploitation au moins égale à celle
qu’ils avaient subie sous l’ancien régime, les membres du nouvel appareil d’État
assumèrent les fonctions d’une classe dirigeante visant à reconstruire
l’industrie et à accumuler du capital.
L’idée que, dans le contexte de la première guerre mondiale,
Lénine se formait de la révolution russe était celle d’un processus ininterrompu
menant de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste. Il craignait que
la bourgeoisie ne préférât quant à elle un compromis avec le tsarisme au risque
de voir une révolution démocratique aller jusqu’au bout de ses tâches. Dès lors,
il incombait aux ouvriers et aux paysans pauvres de prendre la direction de la
révolution imminente, conception que le fondateur du bolchevisme partageait
d’ailleurs avec des théoriciens aussi avertis des réalités russes que Trotsky et
Rosa Luxemburg. C’est du point de vue international que Lénine abordait alors
les problèmes de la révolution : il escomptait qu’elle gagnerait l’Occident et
frapperait ainsi la bourgeoisie russe à la base même de son hégémonie. C’est
pourquoi aussi il jugea nécessaire de s’accrocher au pouvoir, sans se soucier
des compromis et des violations de principes qu’il faudrait consentir à cette
fin, jusqu’au jour où la révolution à l’Ouest viendrait donner la main à la
révolution russe et où la coopération internationale permettrait de remédier
autant que faire se pouvait à l’immaturité des conditions objectives du
socialisme en Russie. Mais, la révolution russe demeurant isolée, cette
perspective perdit bientôt toute espèce de fondement. Et, dans la situation de
fait qui s’ensuivit, rester au pouvoir signifiait reprendre à son compte le rôle
historique de la bourgeoisie, quoique sous le couvert d’institutions sociales et
d’une idéologie différentes.
En se cramponnant de la sorte à la direction des affaires, les
bolcheviks cherchaient sans doute à sauver leur peau car, si jamais leur pouvoir
était renversé, ils allaient au devant d’une mort certaine. Mais en outre Lénine
avait la ferme conviction que le développement du capital en Russie revêtait un
caractère plus « progressiste » sous les auspices de l’État que sous ceux de la
bourgeoisie libérale, que la première option était par conséquent préférable à
la seconde et que le parti bolchevique serait parfaitement capable de la
traduire dans les faits. La Russie, faisait-il valoir, « a longtemps été
gouvernée par 150.000 propriétaires fonciers. Pourquoi 240.000 bolcheviks ne
pourraient-ils pas en faire autant ? » Et c’est ce qu’ils firent : tout en
répétant sans cesse que le contrôle étatique de l’économie était synonyme de
contrôle ouvrier, ils édifièrent un État autoritaire et hiérarchisé, apte à
régir en maître souverain l’économie entière. C’est dans cet esprit que Lénine
déclarait un jour que la création du socialisme « exige une unité de volonté
rigoureuse, absolue, réglant le travail commun de centaines, de milliers et de
dizaines de milliers d’hommes (…). Mais comment une rigoureuse unité de volonté
peut-elle être assurée ? Par la soumission de la volonté de milliers de gens à
celle d’une seule personne. Cette soumission rappellera plutôt la direction
délicate d’un chef d’orchestre, si ceux qui participent au travail commun sont
parfaitement conscients et disciplinés. Elle peut revêtir des formes tranchées,
dictatoriales, si la parfaite discipline et la conscience font défaut. Mais, de
toute façon, la soumission sans réserve à une volonté unique est absolument
indispensable au succès d’un travail organisé sur le modèle de la grande
industrie mécanique »[11]. S’il fallait prendre ces propos au pied de la
lettre, force serait de conclure que la conscience de classe devait être
totalement absente en Russie, puisque la gestion de la production et de la vie
sociale en général y a pris des formes dictatoriales surpassant tout ce que les
pays capitalistes ont connu sur ce plan et excluant jusqu’à présent tout ce qui
pourrait ressembler, si peu que ce soit, à la gestion ouvrière.
Voilà cependant qui ne change rien au fait que ce furent les
soviets et eux seuls qui terrassèrent à la fois le tsarisme et la bourgeoisie.
Il n’est pas interdit de penser que, dans un contexte national et international
différent, les soviets auraient pu conserver le pouvoir et couper court à
l’essor d’un capitalisme d’État totalitaire. Cela dit, il convient de rappeler
que le contenu effectif de la révolution ne correspondit pas à sa forme non
seulement en Russie mais aussi en Allemagne. Toutefois, si dans le premier cas
la raison essentielle de l’échec du mouvement des conseils fut l’immaturité
générale objective du pays, par rapport aux exigences d’une transformation
socialiste, dans le second, cette raison fut le refus subjectif d’instaurer le
socialisme par des moyens révolutionnaires.
En Allemagne, l’opposition à la guerre prit la forme de grèves
dans l’industrie lesquelles, à cause de l’attitude patriotique de la
social-démocratie et des syndicats, devaient être organisées clandestinement sur
le lieu de travail, tâche accomplie par des comités d’action inter-entreprises.
Puis, en 1918, des conseils d’ouvriers et de soldats surgirent dans tout le pays
et mirent à bas le régime. Les organisations ouvrières, attachées à la
collaboration de classes, se virent forcées de donner leur aval au mouvement et
d’y participer, quand ce n’eût été que pour diluer les aspirations
révolutionnaires. Biles y parvinrent d’autant plus aisément que les conseils
comprenaient non seulement des communistes, mais aussi des socialistes, des
syndicalistes, des apolitiques et même des adhérents de partis bourgeois. Ainsi
donc, du point de vue révolutionnaire, le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux
conseils ouvriers ! » ne pouvait mener qu’à l’impasse, sauf bien entendu si le
caractère et la composition des nouveaux organes venaient à changer du tout au
tout.
Toutefois, la grande masse des travailleurs prit la révolution
politique pour une révolution sociale. L’idéologie et la puissance
organisationnelle de la social-démocratie l’avait profondément marquée : les
travailleurs considéraient la socialisation de la production non comme leur
affaire propre, mais comme celle du gouvernement. Certes ils étaient en révolte,
mais cette révolte ne sortait pas du vieux cadre réformiste. « Tout le pouvoir
aux conseils ouvriers ! », cela signifiait ni plus ni moins que la dictature du
prolétariat, c’est-à-dire un régime ne laissant aucune possibilité de
représentation politique aux non-travailleurs. Or les ouvriers, dans leur grande
masse, se prononçaient pour la démocratie fondée sur le suffrage universel :
pour le système des conseils et pour le système parlementaire, l’Assemblée
nationale. Ils obtinrent l’un et l’autre : des conseils ouvriers sans contenu,
dont l’existence fut consacrée en droit par la Constitution de Weimar, mais
cette consécration légale devait s’accompagner d’une contre-révolution laquelle
aboutit en définitive à la dictature nazie.
Il en fut de même dans d’autres pays — en Italie, en Hongrie, en
Espagne, par exemple, où les aspirations révolutionnaires des masses laborieuses
prirent corps dans la formation de conseils ouvriers. Dès lors, il tombe sous le
sens que l’auto-organisation des travailleurs ne garantit en rien le prolétariat
contre des politiques et des actions opposées à ses intérêts de classe et que,
le cas échéant, les conseils ouvriers sont supplantés par les autorités d’hier
ou par de nouvelles, qui reprennent eh main la classe ouvrière en se servant de
méthodes traditionnelles ou inédites. Si des mouvements spontanés, qui revêtent
des formes d’organisation permettant la libre disposition des travailleurs, ne
se décident pas à usurper carrément le pouvoir et à gérer la société, ils sont
voués à disparaître comme ils sont venus et à se fondre dans l’anonymat de la
virtualité pure.
IV
Tout ce qui précède intéresse uniquement le passé et paraît sans
pertinence aucune tant pour le présent que pour le proche avenir. En ce qui
concerne l’Occident, la deuxième guerre mondiale n’a nulle-ment donné naissance
à une vague révolutionnaire comparable à celle que déclenchèrent la guerre de
1914-1918 et la révolution russe, si faible pourtant que cette vague eût été.
Bien loin de là, la bourgeoisie a pu, après quelques difficultés, asseoir son
pouvoir mieux que jamais. Elle se targue d’une économie de plein emploi, fait
état d’une croissance économique et d’une stabilité sociale excluant à la fois
la nécessité et la volonté collective de transformer la société. On admet sans
doute qu’il s’agit là d’un tableau très approximatif, que déparent encore
certaines ombres, telles l’existence dans tous les pays capitalistes de groupes
sociaux paupérisés. Mais à la longue, dit-on, ces problèmes finiront par trouver
une solution.
Rien d’étonnant dès lors si la stabilisation et les progrès
avérés du capitalisme occidental, après la deuxième guerre mondiale, ont eu pour
effet non seulement la disparition complète d’un authentique mouvement
révolutionnaire de la classe ouvrière, mais aussi la transformation de
l’idéologie et de la pratique propres à la social-démocratie réformiste en une
idéologie et une pratique liées à l’économie mixte et à l’État-Providence. On
glorifie (et parfois l’on condamne) dans cette évolution la fusion du Travail et
du Capital, et l’émergence d’un système socio-économique nouveau, exempt de
crises, et unissant les aspects positifs tant du capitalisme que du socialisme,
mais dépouillé de leurs côtés négatifs. Tel est ce qu’on présente souvent comme
un système post-capitaliste dans lequel l’antagonisme Capital-Travail aurait
perdu sa réalité d’autrefois. Bien des changements sont encore concevables au
sein de ce système, mais on a cessé de tenir la révolution sociale pour une
perspective ayant le moindre fondement. Tout se passe comme si l’histoire, en
tant qu’histoire des luttes de classes, était arrivée à son terme.
Ce qui est plutôt fait pour surprendre, en revanche, ce sont les
diverses tentatives, toujours esquissées çà et là, en vue de concilier l’idée du
socialisme et ce nouvel état de choses. On continue de professer que le
socialisme peut se réaliser, malgré l’existence de conditions qui rendent
superflue sa mise en place. Le mouvement
d’opposition au capitalisme, ayant perdu la base matérielle qu’il
avait autrefois dans les rapports d’exploitation, en trouve une nouvelle dans la
sphère de l’éthique et de la philosophie, où il n’est question que de la dignité
de l’homme et de la noblesse du travail. La misère, affirme-t-on[12], n’a
jamais constitué ni ne peut constituer un facteur révolutionnaire. D’ailleurs,
même si tel avait jamais été le cas, cela ne serait plus exact, parce que la
misère est devenue un problème tout à fait secondaire, le capitalisme se
trouvant désormais en état, somme toute, de satisfaire les exigences de la
population laborieuse en matière de consommation. Et l’on ajoute que, s’il se
peut que des luttes pour des revendications immédiates aient lieu, ces luttes ne
saurait mettre radicalement en question l’ordre établi dans son ensemble. Aussi,
dans la lutte pour le socialisme, il convient de mettre l’accent bien plus sur
les besoins qualitatifs des travailleurs que sur leurs besoins quantitatifs.
L’impératif de l’époque, finit-on par conclure, c’est la conquête progressive du
pouvoir par les ouvriers grâce à des « réformes non réformistes ».
Si l’on présente la gestion ouvrière de la production comme une «
réforme non réformiste » de ce genre, c’est justement parce qu’elle ne peut être
établie en système capitaliste. Mais, dès lors, la lutte pour la gestion
ouvrière se confond avec la lutte pour le renversement du système et la question
reste entière : comment réaliser une chose pareille quand rien ne pousse
irrépressiblement à là faire? A quoi s’ajoute cette autre question: quelle forme
d’organisation faut-il employer pour arriver à ce résultat? L’intégration à la
structure capitaliste des organisations ouvrières actuelles a été rendue
possible par le fait que le système s’est révélé capable d’augmenter le niveau
de vie de la majorité des travailleurs et, si cette tendance devait se
poursuivre, on ne voit pas pourquoi la lutte de classe continuerait de
représenter un facteur déterminant du développement social. Dans ce cas — et
l’homme étant le produit de ses conditions d’existence —, les ouvriers ne
pourront acquérir une conscience de classe, ni ne songeront à risquer leur
bien-être relatif d’aujourd’hui pour les incertitudes d’une révolution
prolétarienne. Ce ne fut pas sans raison que Marx donna pour base à sa théorie
de la révolution la misère croissante de la classe ouvrière, quand bien même
cette misère ne devait pas se mesurer uniquement aux fluctuations subies par les
salaires sur le marché du travail.
La gestion ouvrière de la production présuppose la révolution
sociale. Elle ne saurait être mise en place par le biais d’actions de classe
restant sur le terrain du capitalisme. Chaque fois qu’en guise de réforme un «
contrôle ouvrier » a été établi, il n’a pas tardé à se révéler un moyen
supplémentaire de régenter les travailleurs en se servant pour cela de leurs
organisations propres. Par exemple, les comités d’entreprise légaux, créés en
Allemagne à la suite de la révolution de novembre 1918, n’étaient que des
prolongements des syndicats et ne sortaient pas du cadre restreint de l’action
syndicale. Si l’on put noter alors certains essais de substituer les conseils
aux syndicats, ces derniers, secondés par le patronat et par l’État, n’eurent
pas de mal à assurer leur emprise sur les comités d’usine. Cette relation de
dépendance n’a nullement été modifiée après la dernière guerre mondiale, lorsque
le rétablissement des comités d’entreprise fut assorti d’une loi instituant une
prétendue cogestion, en vertu de laquelle les travailleurs auraient désormais
voix au chapitre en ce qui concerne les questions de production et
d’investissement. Mais on peut aisément saisir l’esprit de toute cette
législation sociale à la lecture de l’article 49 de la « Constitution du travail
» allemande de 1952 : « Dans le cadre des conventions collectives applicables,
l’employeur et le comité d’entreprise doivent collaborer loyalement, œuvrer de
concert avec les syndicats ouvriers et patronaux représentés dans
l’établissement, dans l’intérêt de celui-ci et de ses salariés, tout en tenant
compte du bien public. Employeur et comité d’entreprise ne doivent rien faire
qui puisse nuire à la bonne marche de l’entreprise. En particulier, ils ne
doivent pas prendre de mesures susceptibles de détériorer la paix sociale. Cela
ne vise pas les conflits qui pourraient surgir entre les parties habilitées à
conclure les conventions collectives »[13].
La cogestion n’a rien changé au fait que le patron dispose seul
de sa propriété, c’est-à-dire l’entreprise et la production. Elle était censée
octroyer aux représentants ouvriers le droit de faire à la direction de
l’entreprise des propositions allant même, en théorie tout du moins, jusqu’à
concerner l’affectation des profits. Mais le patron n’est nullement obligé de se
conformer à ces avis et l’on peut tenir pour acquis qu’il n’en tient aucun
compte dès qu’ils vont à rencontre de ses intérêts. Pour avoir véritablement un
sens, la cogestion devrait se doubler de copropriété, mais alors ce serait la
fin du salariat. En fait, la cogestion a pour seul effet de faciliter les
activités habituelles des organisations syndicales : la mise au point et
l’application des conventions salariales, des règlements d’entreprise et des
procédures d’arbitrage garantissant le maintien de la paix sociale.
Ce qu’on vient de dire du contrôle ouvrier en Allemagne vaut
également — avec certaines variantes sans doute, mais d’ordre très secondaire —
pour tous les pays capitalistes où les shop stewards (délégués
d’ateliers), les comités d’établissement et autres formes de représentation
ouvrière au sein de l’entreprise jouissent d’un statut légal. Tout indique en
effet que ces mesures législatives ne signifient pas un essor de la démocratie
d’entreprise, mais au contraire servent à sauvegarder les rapports de production
existants et à diminuer les antagonismes qui leur sont immanents. Loin de viser
à une transformation quelconque de la société, elles tendent à en détourner.
Mais aussi bien une révolution sociale ne saurait aboutir à la gestion ouvrière,
dès lors que les travailleurs n’arrivent pas à assurer leur emprise sur les
moyens de production et délèguent au gouvernement le pouvoir d’organiser à lui
seul, souverainement, le processus de transformation sociale. Tel fut le cas en
Russie, cas appelé à servir ensuite de modèle, quelque peu modifié, aux « États
socialistes » créés à la suite de la deuxième guerre mondiale. La Yougoslavie
semble faire exception à la règle puisque là ce fut le gouvernement qui concéda
aux conseils ouvriers des fonctions de gestion et un certain droit de regard sur
la production.
Bien qu’en dernier ressort le gouvernement yougoslave reste
aujourd’hui, comme il l’était hier, le détenteur de tous les pouvoirs, il opta,
après avoir rompu avec la Russie, pour une décentralisation économique, fondée
sur le rétablissement des rapports de marché et, par voie de conséquence, sur
l’autonomie des entreprises particulières désormais placée sous le contrôle de
conseils ouvriers. Ces derniers administrent l’entreprise et veillent à
maintenir sa compétitivité dans le cadre du plan général de développement fixé
par l’État. Dans certaines limites, que le gouvernement se charge de tracer, les
conseils ouvriers et les organes de gestion élus par eux décident de la
réglementation du travail, des plans de production, de la grille des salaires,
des ventes et achats, du budget, des emprunts, des investissements, etc. A la
tête de chaque entre¬prise un directeur, nommé par une commission qui réunit des
représentants du conseil ouvrier et de la commune dont dépend l’établissement,
tranche de toutes les questions de fonctionnement nu jour le jour et a tous
pouvoirs disciplinaires; c’est lui qui embauche, licencie, assigne les postes de
travail, etc. Il est habilité à mettre son veto à toute décision du conseil
ouvrier non conforme aux instructions de l’État.
Les pouvoirs du conseil ouvrier en matière d’autogestion sont
circonscrits par une réglementation extrêmement compliquée, édictée partie par
décrets gouvernementaux, partie par les autorités communales décidant de concert
avec le conseil. Chaque établissement a le droit de disposer librement, après
versement des impôts, d’une certaine fraction de son revenu global; sur le plan
de l’investissement et des salaires, son degré d’autonomie est donc déterminé
par l’importance de la ponction fiscale. L’État prélève ainsi une part des
profits pour couvrir ses dépenses propres et investir dans les entreprises qui
dépendent directement de lui. C’est le gouvernement qui fixe le taux général
d’augmentation des revenus personnels mais, tout en imposant le respect d’un
salaire de base minimum, il autorise le paiement de suppléments de salaire et de
primes, liés à l’élévation de la productivité du travail. Plus de la moitié du
revenu ouvrier brut va au système de sécurité sociale. Investissements et
réinvestissements sont décidés en fonction du principe de la rentabilité et
orientés dans le sens voulu par le pouvoir au moyen de politiques de prix, de
salaires et de crédit ad hoc. Bref, autant que faire se peut dans ces
conditions, et malgré une autogestion restreinte, le sort de l’économie demeure
en définitive aux mains de l’État : les conseils ouvriers ne peuvent enfreindre
les décisions du gouvernement, alors que celui-ci fixe le cadre dans lequel les
conseils ont la faculté d’intervenir.
Toutefois l’impossibilité objective d’instaurer, sur la base
d’une économie de marché, une authentique gestion ouvrière de la production et
de la distribution est chose bien plus importante que les rapports entre État et
conseils. En effet, un projet de ce genre se heurte au dilemme même dont les
coopératives ouvrières eurent tant à souffrir dès leur origine et cela bien que,
contrairement à ces dernières, le contrôle ouvrier peut tenir tête à la
concurrence du capital privé, si le gouvernement en a décidé ainsi. Parlant des
coopératives de production, Rosa Luxemburg notait déjà « la nécessité
contradictoire, pour des ouvriers, de se gouverner avec tout l’absolutisme
indispensable et de jouer vis-à-vis d’eux-mêmes le rôle d’entrepreneurs
capitalistes ». Et elle pouvait conclure à bon droit : « De cette contradiction,
la coopérative de production meurt, en ce sens qu’elle redevient une entreprise
capitaliste ou bien qu’elle se dissout, au cas où les intérêts des ouvriers
l’emportent »[14].
Œuvrant au sein d’une économie de marché, fondée sur la
concurrence, les travailleurs yougoslaves doivent consentir à s’exploiter
eux-mêmes autant que s’ils étaient encore exploités par des capitalistes. Bien
que cette situation puisse leur paraître préférable, il n’empêche qu’ils restent
soumis à des processus économiques sur lesquels ils ne peuvent rien. Produire du
profit et accumuler du capital, voilà ce qui continue de modeler leur
comportement et de perpétuer, par voie de conséquence, la misère et
l’insécurité. Les salaires yougoslaves sont parmi les plus bas d’Europe; ils ne
peuvent augmenter qu’à condition que le capital s’accroisse plus vite qu’eux.
Les quelques pouvoirs de gestion dévolus aux conseils ouvriers ont pour effet
d’encourager des attitudes antisociales, car un nombre d’ouvriers plus petit
doit fournir un profit plus grand pour augmenter le revenu de l’effectif global
des travailleurs. Bien des ouvriers se voient d’ailleurs réduits au chômage
parce qu’il ne serait pas rentable de les employer, c’est-à-dire que leur
travail, une fois couvert le coût de sa reproduction, ne fournirait pas de
surplus. Ils errent dans toute l’Europe capitaliste en quête du travail et des
salaires que leur » socialisme de marché » ne leur permet pas d’obtenir.
L’intégration du marché national au marché capitaliste mondial n’oblige pas
seulement la classe ouvrière à s’exploiter elle-même et à l’être par une
nouvelle classe dirigeante; elle l’assujettit également au capitalisme mondial
par le biais des échanges commerciaux et des investissements étrangers. Dans ces
conditions, parler de gestion ou de contrôle ouvrier, c’est tout simplement se
moquer du monde.
Le socialisme ne va pas sans la gestion ouvrière et
réciproquement. Dès lors, quiconque prétend que la gestion ouvrière a de
véritables possibilités de progresser en système capitaliste fait le jeu de la
démagogie dont les classes dirigeantes se servent pour dissimuler leur règne
sans partage : ces réformes bidon décorées de noms ronflants du genre
codirection, participation ou cogestion. La gestion ouvrière exclut la
collaboration de classes; elle a pour préalable l’abolition du mode de
production capitaliste et non la participation à ce système. Nulle part le
socialisme n’est entré dans les faits et pas plus la gestion ouvrière. Que ce
soit dans le cadre du capitalisme d’État ou du socialisme de marché, ou encore
d’un mélange des deux, la classe travailleuse continue d’être une (lasse de
salariés qui ne peut disposer comme elle l’entend du produit de son travail. Ces
salariés ont une position sociale identique à celle des travailleurs des pays
capitalistes d’économie mixte OU non mixte. Partout la lutte pour l’émancipation
ouvrière attend encore de commencer, et elle ne se terminera qu’avec la
socialisation de la production et la disparition des classes consécutive à
l’abolition du salariat.
Toutefois, il serait passablement absurde d’espérer qu’une classe
ouvrière, satisfaite du statu quo social, se lancera dans une lutte pour le
pouvoir de préférence à une lutte pour des salaires plus élevés, et menée sur le
terrain même du système dominant. Si l’on donne en général de l’amélioration de
la condition prolétarienne dans les pays capitalistes avancés un tableau
singulièrement exagéré, il n’en reste pas moins que cette amélioration a suffi à
étouffer l’esprit révolutionnaire des masses laborieuses. Bien que la force de
travail ne saurait en aucun cas avoir une « valeur » supérieure à celle des
produits qu’elle crée, cette « valeur » de la force de travail peut se rapporter
à des conditions de vie toutes différentes, être liée à une journée de six
heures ou de douze, à un bon logement ou à un taudis, à une consommation élevée
ou réduite. Cependant, à n’importe quel moment, ce sont les salaires et le
pouvoir d’achat qu’ils confèrent qui déterminent la condition de la population
travailleuse et, par là, ses revendications et ses aspiration. On s’habitue vite
à des conditions de vie meilleures et, pour obtenir l’acquiescement des
travailleurs, il faut qu’elles se maintiennent au moins au niveau atteint. Si
jamais elles se dégradaient, l’opposition de la classe ouvrière renaîtrait
exactement comme elle se manifestait autrefois quand ces conditions étaient
moins bonnes. S’il y a maintien du consensus social, c’est donc uniquement parce
qu’on est persuadé que les niveaux de vie actuels resteront ce qu’ils sont,
voire s’amélioreront.
Si elle paraît confirmée par l’expérience de ces dernières
années, cette hypothèse n’est rien moins que justifiée. Sans doute, lui
contester toute validité sur le plan théorique[15] ne modifiera nullement une
pratique sociale fondée sur l’illusion de progrès permanents. Mais il est permis
de penser que le mécanisme des crises est en train de se remettre en place,
malgré les multiples changements survenus à l’intérieur du système capitaliste.
Face à la stagnation qui persiste aux États-Unis et à une expansion qui se met à
marquer le pas en Europe, un certain désenchantement commence à se faire sentir.
Du fait que l’essor de la production induite par l’État se heurte à des
difficultés croissantes, le capital a de plus en plus besoin de prendre des
mesures visant à maintenir sa rentabilité, sans tenir compte de l’instabilité
sociale qui risque de s’ensuivre. La mise en œuvre d’innovations technologiques
et autres permet d’ajourner la crise, non d’en éliminer définitivement la
menace. Cela étant, tout semble indiquer que, du jour où la crise latente
prendra un caractère manifeste et aigu, où la pseudo-prospérité débouchera sur
la dépression réelle, le consensus social, qui marque l’histoire récente, cédera
la place à une conscience révolutionnaire surgissant de nouveau — et cela
d’autant plus que l’irrationalité du système devient évidente même aux yeux des
catégories sociales qui continuent d’en bénéficier. Outre la situation
prérévolutionnaire existant dans presque tous les pays sous-développés et les
guerres à première vue limitées mais qui se poursuivent sans trêve dans diverses
régions du globe, une agitation généralisée ne cesse de perturber la
tranquillité sociale du monde occidental. De temps à autre, on assiste à une
brusque rupture des conditions établies, ainsi du Mai français. Si de tels
événements se produisent dans le cadre d’une stabilité relative, ils ont toutes
chances de se reproduire dans celui d’une crise générale.
L’intégration des organisations ouvrières traditionnelles au
système capitaliste ne constitue un atout pour ce dernier que dans la mesure où
la collaboration de classes a des fruits réels ou promet d’en avoir. Mais
lorsque ces organisations sont contraintes, du fait des circonstances, de se
changer en instruments de répression, elles perdent la confiance des
travailleurs et, du même coup, leur valeur aux yeux de la bourgeoisie. Dès lors,
quand bien même elles subsisteraient, il y a des chances que la classe ouvrière,
passant outre à leur opposition, se lance dans l’action autonome. L’histoire
enseigne en effet non seulement que l’absence d’organisations de classe
n’empêche pas une révolution organisée d’avoir lieu — à preuve la Russie —, mais
aussi que l’existence d’un mouvement réformiste à la puissance bien assise peut
se trouver battue en brèche par de nouvelles organisations de classe — à preuve
l’Allemagne de 1918 et le mouvement des shop stewards en Angleterre pendant et
après la première guerre mondiale. Même au sein de régimes totalitaires, des
mouvements spontanés sont susceptibles d’aboutir à des actions de classe ayant
pour expression la formation de conseils ouvriers, comme on l’a vu dans la
Pologne et la Hongrie de 1956.
Aussi longtemps que le capitalisme se prête à des réformes, la
classe ouvrière n’a de nature révolutionnaire que sous une forme lalente.
Cessant même d’avoir conscience de sa situation de classe, elle fera sienne les
aspirations de la classe dirigeante. Mais que le capitalisme soit forcé, en
raison de son développement propre, tic recréer des conditions favorables à
l’apparition d’une conscience de classe, et la revendication révolutionnaire de
la gestion ouvrière comme préalable du socialisme réapparaîtra du même coup.
Certes toutes les tentatives qui eurent lieu en ce sens ont échoué, et de
nouvelles risquent elles aussi de subir le même sort. Pourtant, c’est seulement
en faisant l’apprentissage de l’action autonome, de l’autodétermination –
quelques limitées que puissent être tout d’abord de telles expériences – que la
classe ouvrière parviendra à progresser en direction de son émancipation.
PAUL MATTICK
[1] S. Linguet, Théorie des loix civiles, ou principes
fondamentaux de la société, Londres, 1767, I, p. 274.
[2] Id., II, pp. 464-467.
[3] Id. II, p. 470.
[4] cf. G. SOREL, Réflexions sur la violence, Paris,
1906.
[5] Preamble of the Industrial Workers of the World,
Chicago, 1905.
[6] L. TROTSKY, 1905, trad. Parijanine, Paris, 1923, p. 94.
[7] Id., p. 212.
[8] On sait que le terme anglais workers’ control ne fait
pas comme le français la différence entre « gestion ouvrière » et « contrôle
ouvrier », la seconde de ces notions couvrant un champ notablement plus
restreint que la première. Nous avons recouru à l’une ou à l’autre de ces
for¬mules en fonction du contexte (N. d. T.).
[9] Cité par J. BUNYAN et H. FISCHER, The Bolchevik Revolution,
Stanford, 1934, p. 308.
[10] « Discours sur l’anniversaire de la révolution, 6 novembre
1918 », in : LÉNINE, Œuvres, 28, pp. 139-140.
[11] «Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets», in: LÉNINE,
Œuvres, 27, p. 279.
[12] Cf., par exemple, André GORZ, Stratégie ouvrière et
néo-capitalisme, Paris, 1964.
[13] Cité par A. STURMTHAL, La Participation ouvrière à l’Est
et à l’Ouest, trad. F. Sellier et I. Obert, Paris, 1967, p. 121.
[14] Réforme sociale ou révolution, in : R. LUXEMBURG,
Œuvres I, op. cit., pp. 61-62.
[15] Cf. P. MATTICK, Marx et Keynes. Les limites de l’économie
mixte, trad. S. Bricianer, Paris, 1972.
*
Les conseils ouvriers
La
classe ouvrière en lutte a besoin d'une organisation qui lui
permette de comprendre et de discuter, à travers laquelle elle
puisse prendre des décisions et les faire aboutir et grâce
à laquelle elle puisse faire connaître les actions
qu'elle entreprend et les buts qu'elle se propose d'atteindre.
Certes,
cela ne signifie pas que toutes les grandes actions et les grèves
générales doivent être dirigées à
partir d'un bureau central, ni qu'elles doivent être menées
dans une atmosphère de discipline militaire. De tels cas
peuvent se produire, mais le plus souvent les grèves générales
éclatent spontanément, dans un climat de combativité,
de solidarité et de passion, pour répondre à
quelque mauvais coup du système capitaliste ou pour soutenir
des camarades. De telles grèves se répandent comme un
feu dans la plaine.
Pendant
la première Révolution russe, les mouvements de grève
connurent une succession de hauts et de bas. Les plus réussis
furent souvent ceux qui n'avaient pas été décidés
à l'avance, alors que ceux qui avaient été
déclenchés par les comités centraux étaient
en général voués à l'échec.
Pour
s'unir en une force organisée, les grévistes en action
ont besoin d'un terrain d'entente. Ils ne peuvent s'attaquer à
la puissante organisation du pouvoir capitaliste s'ils ne présentent
pas à leur tour une organisation fortement structurée,
s'ils ne forment pas un bloc solide en unissant leurs forces et leurs
volontés, s'ils n'agissent pas de concert. Là est la
difficulté. Car lorsque des milliers et des millions
d'ouvriers ne forment plus qu'un corps uni, ils ne peuvent être
dirigés que par des fonctionnaires qui agissent en leur nom.
Et nous avons vu que ces représentants deviennent alors les
maîtres de l'organisation et cessent d'incarner les intérêts
révolutionnaires des travailleurs.
Comment
la classe ouvrière peut-elle, dans ses luttes
révolutionnaires, rassembler ses forces dans une puissante
organisation sans s'enliser dans le bourbier de la bureaucratie ?
Nous répondrons à cette question en en posant une autre
: lorsque les ouvriers se bornent à payer leurs cotisations et
à obéir aux dirigeants, peut-on dire qu'ils se battent
véritablement pour leur liberté ?
Se
battre pour la liberté, ce n'est pas laisser les dirigeants
décider pour soi, ni les suivre avec obéissance, quitte
à les réprimander de temps en temps. Se battre pour la
liberté, c'est participer dans toute la mesure de ses moyens,
c'est penser et décider par soi-même, c'est prendre
toutes les responsabilités en tant que personne, parmi des
camarades égaux. Il est vrai que penser par soi-même,
décider de ce qui est vrai et de ce qui est juste, constitue
pour le travailleur dont l'esprit est fatigué par le labeur
quotidien la tâche la plus ardue et la plus difficile ; bien
plus exigeante que s'il se borne à payer et à obéir.
Mais c'est l'unique vole vers la liberté. Se faire libérer
par d'autres, qui font de cette libération un instrument de
domination, c'est simplement remplacer les anciens maîtres par
de nouveaux.
Pour
atteindre leur but – la liberté – les travailleurs
devront pouvoir diriger le monde ; ils devront savoir utiliser les
richesses de la terre de manière à la rendre
accueillante pour tous. Et ils ne pourront le faire tant qu'ils ne
sauront se battre par eux-mêmes.
La
révolution prolétarienne ne consiste pas seulement à
détruire le pouvoir capitaliste. Elle exige aussi que
l'ensemble de la classe ouvrière émerge de sa situation
de dépendance et d'ignorance pour accéder à
l'indépendance et pour bâtir un monde nouveau.
La
véritable organisation dont ont besoin les ouvriers dans le
processus révolutionnaire est une organisation dans laquelle
chacun participe, corps et âme, dans l'action comme dans la
direction, dans laquelle chacun pense, décide et agit en
mobilisant toutes ses facultés – un bloc uni de
personnes pleinement responsables. Les dirigeants professionnels
n'ont pas place dans une telle organisation. Bien entendu, il faudra
obéir : chacun devra se conformer aux décisions qu'il a
lui-même contribué à formuler. Mais la totalité
du pouvoir se concentrera toujours entre les mains des ouvriers
eux-mêmes.
Pourra-t-on
jamais réaliser une telle organisation ? Quelle en sera la
structure ? Il n'est point nécessaire de tenter d'en définir
la forme, car l'histoire l'a déjà produite : elle
est née de la pratique de la lutte des classes. Les comités
de grève en sont la première expression, le prototype.
Lorsque les grèves atteignent une certaine importance, il
devient impossible que tous les ouvriers participent à la même
assemblée. Ils choisissent donc des délégués
qui se regroupent en un comité. Ce comité n'est que le
corps exécutif des grévistes ; il est constamment en
liaison avec eux et doit exécuter les décisions des
ouvriers. Chaque délégué est révocable à
tout instant et le comité ne peut jamais devenir un pouvoir
indépendant. De cette façon, l'ensemble des grévistes
est assuré d'être uni dans l'action tout en conservant
le privilège des décisions. En règle générale,
les syndicats et leurs dirigeants s'emparent de la direction des
comités.
Pendant
la révolution russe lorsque les grèves éclataient
de façon intermittente dans les usines les grévistes
choisissaient des délégués qui s'assemblaient au
nom de toute une ville, ou encore de l'industrie ou des chemins de
fer de toute une province, afin d'apporter une unité au
combat. Leur première tâche était de discuter des
questions politiques et d'assumer des fonctions politiques, car les
grèves étaient essentiellement dirigées contre
le tsarisme. Ces comités étaient appelés
soviets, ou conseils. On y discutait en détail de la situation
présente, des intérêts de tous les travailleurs
et des événements politiques. Les délégués
faisaient constamment la navette entre l'assemblée et leurs
usines. Pour leur part, les ouvriers participaient à des
assemblées générales dans lesquelles ils
discutaient des mêmes questions, prenaient des décisions
et souvent désignaient de nouveaux délégués.
Des socialistes capables étaient choisis comme secrétaires
; leur rôle était de conseiller en se servant de leurs
connaissances plus étendues. Ces soviets faisaient souvent
office de forces politiques, sorte de gouvernement primitif, chaque
fois que le pouvoir tsariste se trouvait paralysé et que les
dirigeants désorientés leur laissaient le champ libre.
Ils devinrent ainsi le centre permanent de la révolution ; ils
étaient composés des délégués de
toutes les usines, qu'elles soient en grève ou en
fonctionnement. Ils ne pouvaient envisager de devenir jamais un
pouvoir indépendant, car les membres y étalent souvent
changés ; parfois même le soviet entier était
remplacé. Ils savaient en outre que tout leur pouvoir était
aux mains des travailleurs ; ils ne pouvaient les obliger à se
mettre en grève et leurs appels n'étaient pas suivis
s'ils ne coïncidaient pas avec les sentiments instinctifs des
ouvriers qui savaient spontanément s'ils étaient en
situation de force ou de faiblesse, si l'heure était à
la passion ou à la prudence. C'est ainsi que le système
des soviets a montré qu'il était la forme
d'organisation la plus appropriée pour la classe ouvrière
révolutionnaire. Ce modèle devait être
immédiatement adopté en 1917 ; les soviets de soldats
et d'ouvriers se constituèrent à travers tout le pays
et furent la véritable force motrice de la révolution.
L'importance
révolutionnaire des soviets se vérifia à nouveau
en Allemagne, lorsqu'en 1918, après la décomposition de
l'armée, des soviets d'ouvriers et de soldats furent créés
sur le modèle russe. Mais les ouvriers allemands, qui avaient
été habitués à la discipline de parti et
de syndicat et dont les buts politiques immédiats étaient
modelés d'après les idéaux sociaux-démocrates
de république et de réforme, désignèrent
leurs dirigeants syndicaux et leurs leaders de parti à la tête
de ces conseils. Ils avaient su se battre et agir correctement par
eux-mêmes, mais ils manquèrent d'assurance et se
choisirent des chefs remplis d'idéaux capitalistes – ce
qui gâche toujours les choses. Il n'est donc pas surprenant
qu'un « congrès des conseils » décida
d'abdiquer en faveur d'un nouveau parlement, dont l'élection
devait suivre aussitôt que possible.
Nous
voyons clairement comment le système des conseils ne peut
fonctionner que lorsque l'on se trouve en présence d'une
classe ouvrière révolutionnaire. Tant que les ouvriers
n'ont pas l'intention de poursuivre la révolution, ils n'ont
que faire des soviets. Si les ouvriers ne sont pas suffisamment
avancés pour découvrir la voie de la révolution,
s'ils se contentent de voir leurs dirigeants se charger de tous les
discours, de toutes les médiations et de toutes les
négociations visant à l'obtention de réformes à
l'intérieur du système capitaliste, les parlements, les
partis et les congrès syndicaux – encore appelés
parlements ouvriers parce qu'ils fonctionnent d'après le même
principe – leur suffisent amplement. Par contre, s'ils mettent
toutes leurs énergies au service de la révolution,
s'ils participent avec enthousiasme et passion à tous les
événements, s'ils pensent et décident pour
eux-mêmes de tous les détails de la lutte parce qu'elle
sera leur oeuvre, dans ce cas, les conseils ouvriers sont la forme
d'organisation dont ils ont besoin.
Ceci
implique également que les conseils ouvriers ne peuvent être
constitués par des groupes révolutionnaires. Ces
derniers ne peuvent qu'en propager l'idée, en expliquant à
leurs camarades ouvriers que la classe ouvrière en lutte doit
s'organiser en conseils. La naissance des conseils ouvriers prend
place avec la première action de caractère
révolutionnaire ; leur importance et leurs fonctions croissent
à mesure que se développe la révolution. Dans un
premier temps ils peuvent n'être que de simples comités
de grève, constitués pour lutter contre les dirigeants
syndicalistes, lorsque les grèves vont au-delà des
intentions de ces derniers et que les grévistes refusent de
les suivre plus longtemps.
Les
fonctions de ces comités prennent plus d'ampleur avec les
grèves générales. Les délégués
de toutes les usines sont alors chargés de discuter et de
décider de toutes les conditions de la lutte ; ils doivent
tenter de transformer les forces combatives des ouvriers en des
actions réfléchies, et voir comment elles pourront
réagir contre les mesures gouvernementales et les agissements
de l'armée et des cliques capitalistes. Tout au long de la
grève, les décisions seront ainsi prises par les
ouvriers eux-mêmes. Toutes les opinions, les volontés,
les disponibilités, et les hésitations des masses ne
font plus qu'un tout à l'intérieur de l'organisation
conseilliste. Celle-ci devient le symbole, l'interprète du
pouvoir des travailleurs ; mais elle n'est aussi que le porte-parole
qui peut être révoqué à tout moment.
D'organisation illégale de la société
capitaliste, elle devient une force véritable, dont le
gouvernement doit désormais tenir compte.
A
partir du moment où le mouvement révolutionnaire
acquiert un pouvoir tel que le gouvernement en est sérieusement
affecté, les conseils ouvriers deviennent des organes
politiques. Dans une révolution politique, ils incarnent le
pouvoir ouvrier et doivent prendre toutes les mesures nécessaires
pour affaiblir et pour vaincre l'adversaire. Tels une puissance en
guerre, il leur faut monter la garde sur l'ensemble du pays, afin de
ne pas perdre de vue les efforts entrepris par la classe capitaliste
pour rassembler ses forces et vaincre les travailleurs. Ils doivent
en outre s'occuper de certaines affaires publiques qui étaient
autrefois gérées par l'Etat : la santé et
la sécurité publique, de même que le cours
interrompu de la vie sociale. Ils ont enfin à prendre la
production en main, ce qui représente la tâche la plus
importante et la plus ardue de la classe ouvrière en situation
révolutionnaire.
Aucune
révolution sociale n'a jamais commencé comme un simple
changement de dirigeants politiques qui, après avoir conquis
le pouvoir, procèdent aux changements sociaux nécessaires
à l'aide de nouvelles lois. La classe montante a toujours
bâti, avant et pendant la lutte, les nouvelles organisations
qui ont émergé des anciennes tels des bourgeons sur un
tronc mort. Pendant la révolution française, la
nouvelle classe capitaliste, les citoyens, les hommes d'affaire, les
artisans, construisirent dans chaque ville et village des assemblées
communales et des cours de justice qui étaient illégales
à l'époque et ne faisaient qu'usurper les fonctions des
fonctionnaires royaux devenus impuissants. Et tandis qu'à
Paris les délégués de ces assemblées
élaboraient la nouvelle constitution, les citoyens à
travers tout le pays œuvraient à la véritable
constitution en tenant des réunions politiques et en mettant
sur pied des organisations politiques qui devaient par la suite être
légalisées.
Et
de même, dans la révolution prolétarienne, la
nouvelle classe montante doit-elle créer ses nouvelles formes
d'organisation qui, petit à petit, au cours du processus
révolutionnaire, viendront remplacer l'ancienne organisation
étatique. En tant que nouvelle forme d'organisation politique,
le conseil ouvrier prend finalement la place du parlementarisme,
forme politique du régime capitaliste.
Théoriciens
capitalistes et sociaux-démocrates s'entendent à voir
dans la démocratie parlementaire le parfait modèle de
la démocratie, conforme aux principes de justice et d'égalité.
En réalité, ce n'est là qu'une manière de
déguiser la domination capitaliste qui fait fi de toute
justice et de toute égalité. Seul le système
conseilliste constitue la véritable démocratie
ouvrière.
La
démocratie parlementaire est une démocratie abjecte. Le
peuple ne peut choisir ses délégués et voter
qu'une fois tous les quatre ou cinq ans ; et gare à lui s'il
ne choisit pas l'homme qu'il faut ! Les électeurs ne peuvent
exercer leur pouvoir qu'au moment du vote ; le reste du temps, ils
sont impuissants. Les délégués désignés
deviennent les dirigeants du peuple ; ils décrètent les
lois, forment les gouvernements, et le peuple n'a plus qu'à
obéir. En règle générale, la machine
électorale est conçue de telle façon que seuls
les grands partis capitalistes, puissamment équipés,
ont une chance de gagner. Il est très rare que des groupes de
véritables opposants du régime obtiennent quelques
sièges.
Avec
le système des soviets, chaque délégué
peut être révoqué à tout instant. Les
ouvriers ne sont pas seulement constamment en contact avec leurs
délégués, participant aux discussions et aux
décisions, mais ceux-ci ne sont encore que les porte-parole
temporaires des assemblées conseillistes. Les politiciens
capitalistes ont beau jeu de dénoncer le rôle «
dépourvu de caractère » du délégué
qui est parfois obligé d'émettre des opinions qui ne
sont pas les siennes. Ils oublient que c'est précisément
parce qu'il n'y a pas de délégué à vie
que seuls sont désignés à ce poste les individus
dont les opinions sont conformes à celles des travailleurs.
La
représentation parlementaire part du principe que le délégué
au parlement doit agir et voter selon sa propre conscience et sa
propre conviction. S'il lui arrive de demander l'avis de ses
électeurs, c'est uniquement parce qu'il fait montre de
prudence. C'est à lui et non au peuple qu'incombe la
responsabilité des décisions. Le système des
soviets fonctionne sur le principe inverse : les délégués
se bornent à exprimer les opinions des travailleurs.
Les
élections parlementaires regroupent les citoyens d'après
leur circonscription électorale – c'est-à-dire
d'après leurs lieux d'habitation. Ainsi des individus de
métiers ou de classes différentes et qui n'ont rien en
commun si ce n'est qu'ils sont voisins, sont rassemblés
artificiellement dans un groupe et représentés par un
seul délégué.
Dans
les conseils, les ouvriers sont représentés dans leurs
groupes d'origine d'après l'usine, l'atelier ou le complexe
industriel dans lequel ils travaillent. Les ouvriers d'une usine
constituent une unité de production ; ils forment un tout de
par leur travail collectif. En période révolutionnaire,
ils se trouvent donc immédiatement en contact pour échanger
leurs points de vue : ils vivent dans les mêmes conditions
et possèdent des intérêts communs. Ils doivent
agir de concert ; c'est à eux de décider si l'usine, en
tant qu'unité, doit être en grève ou en
fonctionnement. L'organisation et la délégation des
travailleurs dans les usines et les ateliers est donc la seule forme
possible.
Les
conseils sont en même temps le garant de la montée du
communisme dans le processus révolutionnaire. La société
est fondée sur la production, ou, plus correctement, la
production est l'essence même de la société, et
par conséquent, la marche de la production détermine la
marche de la société. Les usines sont des unités
de travail, des cellules qui constituent la société. La
principale tâche des organismes politiques (organismes dont
dépend la marche de la société) est étroitement
liée au travail productif de la société. Il va
par conséquent de soi que les travailleurs, dans leurs
conseils, discutent de ces questions et choisissent leurs délégués
dans leurs unités de production.
Toutefois,
il ne serait pas exact de dire que le parlementarisme, forme
politique du capitalisme, n'est pas fondé sur la production.
En fait, l'organisation politique est toujours modelée selon
le caractère de la production, assise de la société.
La représentation parlementaire qui se décide en
fonction du lieu d'habitation appartient au système de la
petite production capitaliste, dans lequel chaque homme est censé
posséder sa petite entreprise. Dans ce cas, il existe un
rapport entre tous les hommes d'affaires d'une circonscription : ils
commercent entre eux, vivent en voisins, se connaissent les uns les
autres et par conséquent désignent un délégué
parlementaire commun. Tel est le principe du régime
parlementaire. Nous avons vu que par la suite ce système s'est
avéré le meilleur pour représenter les intérêts
de classe à l'intérieur du capitalisme.
D'un
autre côté, nous voyons clairement aujourd'hui pourquoi
les délégués parlementaires devaient s'emparer
du pouvoir politique. Leur tâche politique n'était
qu'une part infime de l'œuvre de la société. La
plus importante, le travail productif, incombait à tous les
producteurs séparés, citoyens comme hommes d'affaires ;
elle exigeait quasiment toute leur énergie et tous leurs
soins. Lorsque chaque individu s'occupait de ses propres petites
affaires, la société se portait bien. Les lois
générales, conditions nécessaires mais de faible
portée, pouvaient être laissées à la
charge d'un groupe (ou profession) spécialisé, les
politiciens. L'inverse est vrai en ce qui concerne la production
communiste. Le travail productif collectif devient la tâche de
la société tout entière, et concerne tous les
travailleurs. Toute leur énergie et tous leurs soins ne sont
pas au service de travaux personnels, mais de l'œuvre
collective de la société. Quant aux règlements
qui régissent cette œuvre collective, ils ne peuvent
être laissés entre les mains de groupes spécialisés
; car il en va de l'intérêt vital de l'ensemble des
travailleurs.
Il
existe une autre différence entre les systèmes
parlementaire et conseilliste. La démocratie parlementaire
accorde une voix à chaque homme adulte – et parfois à
chaque femme – en invoquant le droit suprême et
inviolable de tout individu à appartenir à la race
humaine – comme le disent si bien les discours cérémoniels.
Dans les soviets au contraire, seuls les ouvriers sont représentés.
Faut-il en conclure que le système conseilliste n'est pas
réellement démocratique puisqu'il exclut les autres
classes de la société ?
L'organisation
conseilliste incarne la dictature du prolétariat. Il y a plus
d'un demi-siècle, Marx et Engels ont expliqué comment
la révolution sociale devait amener la dictature du
prolétariat et comment cette nouvelle expression politique
était indispensable à l'introduction de changements
nécessaires dans la société. Les socialistes qui
ne pensent qu'en termes de représentation parlementaire, ont
cherché à excuser ou à critiquer cette
infraction à la démocratie et l'injustice qui consiste
selon eux à refuser le droit de vote à certaines
personnes sous prétexte qu'elles appartiennent à des
classes différentes. Nous pouvons voir aujourd'hui comment le
processus de la lutte de classes engendre naturellement les organes
de cette dictature : les soviets.
Il
n'y a rien d'injuste à ce que les conseils, organes de lutte
d'une classe ouvrière révolutionnaire, ne comprennent
pas de représentants de la classe ennemie. Dans une société
communiste naissante il n'y a pas de place pour les capitalistes ;
ils doivent disparaître et ils disparaîtront. Quiconque
participe au travail collectif est membre de la collectivité
et participe aux décisions. Les individus qui se tiennent à
l'écart du processus collectif de production sont, de par la
structure même du système conseilliste, automatiquement
exclus des décisions. Ce qui reste des anciens exploiteurs et
voleurs n'a pas de voix dans le contrôle de la production.
Il
existe d'autres classes de la société qui ne peuvent
être rangées ni avec les travailleurs, ni avec les
capitalistes. Ce sont les petits fermiers, les artisans indépendants,
les intellectuels. Dans les luttes révolutionnaires, ils
oscillent de droite et de gauche, mais dans l'ensemble ils ne sont
guère importants car ils ont peu de pouvoir. Ce sont
essentiellement leurs formes d'organisation et leurs buts qui sont
différents. La tâche de la classe ouvrière en
lutte sera de sympathiser avec eux ou de les neutraliser – si
cela est possible sans se détourner des buts véritables
– ou encore, si nécessaire, de les combattre résolument
; elle devra décider de la meilleure façon de les
traiter, avec fermeté mais aussi avec équité.
Dans la mesure où leur travail est utile et nécessaire,
ils trouveront leur place dans le système de production et
pourront ainsi exercer leur influence d'après le principe que
tout travailleur a une voix dans le contrôle du travail.
Engels
avait écrit que l'Etat disparaîtrait avec la révolution
prolétarienne ; qu'au gouvernement des hommes succéderait
l'administration des choses. A l'époque, il n'était
guère possible d'envisager clairement comment la classe
ouvrière prendrait le pouvoir. Mais nous avons aujourd'hui la
preuve de la justesse de cette vue. Dans le processus
révolutionnaire, l'ancien pouvoir étatique sera détruit
et les organes qui viendront le remplacer, les conseils ouvriers,
auront certainement pour quelque temps encore des pouvoirs politiques
importants afin de combattre les vestiges du système
capitaliste. Toutefois, leur fonction politique se réduira
graduellement en une simple fonction économique :
l'organisation du processus de production collective des biens
nécessaires à la société.
ANTON PANNEKOEK